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Tribune

La lutte finale

Le débat politique se focalise sur l’évasion des grandes fortunes, mais la fuite croissante vers le statut d’indépendant et la massification du freelancing constituent des tendances bien plus corrosives pour notre modèle social.

Marc Ferracci(36)

L’Internationale, devenue chant universel du prolétariat en 1910, promettait la lutte finale. Elle faisait écho à l’objectif de la Charte d’Amiens de la première CGT, laquelle avait promis, en 1906, d’abolir le salariat. Jamais nous n’avons été plus proches d’accomplir cette promesse : la fuite vers le statut d’indépendant s’impose aujourd’hui, non seulement comme un choix économique, mais comme une forme de sécession silencieuse.

La jeunesse française, diplômée, polyglotte, surdiplômée, parfois, ne croit plus à la promesse du salariat. Cela va bien au-delà d’une simple contestation : le mouvement est devenu structurel. Avec une progression de 5 % en 2024, le nombre de travailleurs indépendants en France a franchi le seuil des 4,6 millions, selon l’Urssaf, contre une vingtaine de millions de salariés du secteur privé, dont le nombre plafonne. Et ce alors même que la création d’emplois salariés ? Qu’est-ce que la création salariale ? se concentre désormais sur les micro-entreprises et les professions libérales, dont les responsables sont, le plus souvent, eux-mêmes indépendants.

Dans les grandes villes, ce n’est plus dans la fonction publique que l’on envisage l’avenir. Cette dynamique de l’indépendance touche désormais les diplômés des grandes écoles, les jeunes dans les secteurs du numérique, du conseil et des services sophistiqués, et même les professions médicales ou juridiques naguère attachées aux statuts encadrés. Ce sont les élites éduquées qui, les premières, prennent leurs distances. Tandis que l’évasion des ultra-riches suscite encore l’indignation et occupe le devant de la scène médiatique, elle reste circonscrite à une minorité mobile, dont le départ grève la fiscalité sans toutefois miner le pacte social.

La sécession intérieure des jeunes actifs a, elle, une force corrosive bien plus profonde : la base contributive du modèle redistributif s’érode lentement, mais sûrement. La pluralité des statuts, le cumul d’emplois salariés et indépendants, le développement du portage salarial, l’hybridation des trajectoires : tout contribue à affaiblir la cohésion d’un système fondé sur le financement de la solidarité par le travail régulier, au bénéfice d’une communauté générationnelle qui se sent flouée par la mécanique impitoyable de la redistribution intergénérationnelle.

La fuite hors du salariat n’est plus un indice de souplesse ou d’innovation. Elle dit la désaffection grandissante vis-à-vis du modèle de protection sociale, la montée de l’individualisme statutaire et la fragilisation d’un contrat social que ni l’État ni le marché ne parviennent à réinventer. Si le débat politique tend à stigmatiser la sécession des élites ou l’évasion des grandes fortunes, il serait urgent de voir dans la massification du freelancing le symptôme d’une crise beaucoup plus large : celle d’une société qui ne parvient plus à transmettre à sa jeunesse la conviction que la solidarité relève d’un projet commun, viable et désirable.

De ce point de vue, l’actualité gouvernementale, jalonnée d’incertitudes, n’est que la réplique institutionnelle du malaise qui travaille la société. À terme, ce n’est plus les départs des plus fortunés, qui risque de creuser le déficit de redistribution, mais la désagrégation lente de la base active, instruite et innovante, qui préfère aujourd’hui naviguer seule plutôt que de s’amarrer à des institutions qu’elle ne comprend plus. Un défi politique, social et philosophique s’ouvre donc : comment, dans l’instabilité, refonder un pacte qui capte à nouveau l’espoir et l’adhésion des classes montantes ? La réponse viendra peut-être du prochain sursaut politique, ou de l’intelligence collective de ceux qui n’ont pas encore déserté.

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