Pour cet expert financier international, l’Afrique n’est pas condamnée à l’instabilité. D’autant moins que son dynamisme économique est réel, notamment en RDC, où il est né. Selon lui, ce pays dispose des atouts qui pourraient faire de lui une future superpuissance africaine sur la scène mondiale.
Photo Samuel Kirszenbaum
Dans un livre qui paraît cet automne (1), vous portez une vision singulière à la fois sur le monde occidental et sur l’Afrique. Votre expérience professionnelle est devenue précieuse pour de nombreux cercles d’influence en Europe et au-delà. Quel est votre parcours personnel ?
Junior Mbuyi Je suis un Congolais qui a grandi à Paris. Ou, si vous préférez, un Parisien de Kinshasa, où je suis né, aîné d’une fratrie de cinq enfants. J’étais encore très jeune (5 ans), quand mes parents ont décidé, dans le contexte politique quelque peu chaotique auquel le pays était confronté, de venir s’installer en Europe. J’ai donc connu l’exil assez tôt. J’ai vécu à Champigny-sur-Marne, dans un quartier assez sensible de la région parisienne. Nous menions une vie modeste, dans un environnement pas toujours très simple, mais mes parents nous ont enseigné des valeurs. C’est sans doute pour ça que je me suis battu avec la ferme volonté de réussir mon parcours scolaire. J’ai obtenu successivement deux maîtrises, l’une en commerce et affaires Internationales, l’autre en gestion des entreprises, un DESS de commerce et affaires internationales à la Sorbonne, puis un MBA dans une grande école de commerce parisienne. Je suis aujourd’hui un expert financier à l’international et j’ai créé plusieurs structures dédiées, implantées en Europe, aux États-Unis, en Asie mais aussi en République démocratique du Congo (RDC).
Vous êtes né en dans ce pays. Quels souvenirs en gardez-vous ? Le multiculturalisme est-il une force ?
J. M. Longtemps, je me suis senti français, d’abord et avant tout. En vérité, le multiculturalisme, je l’ai côtoyé très tôt dans le quartier où j’ai grandi, à Champigny. Et puis, au fil du temps, j’ai ressenti des choses pour ma terre natale. Le Congo, je l’ai découvert à travers les récits de mon père. Je me suis intéressé à l’histoire complexe de ce pays, j’ai lu énormément. Mais j’ai attendu d’avoir l’âge de 22 ans pour y retourner. J’ai éprouvé cette sensation bizarre d’être un étranger dans son propre pays. Car le regard que je posais sur « ma » terre restait celui d’un Occidental, d’un citoyen du monde. Il m’a fallu du temps pour assimiler ce double regard, cette grille de lecture qui prend sa source dans deux cultures distinctes. Oui, c’est une force, indéniablement. Une belle gymnastique intellectuelle, mais une force… Peu à peu, la notion de frontières a résonné en moi comme une sorte d’anomalie. Ou plutôt comme une invitation irrépressible à les franchir. C’est aussi ce qui m’a motivé dans ma démarche de décideur économique. Investir ailleurs, c’est s’émanciper des frontières, approcher d’autres territoires, d’autres cultures et nouer des dialogues inédits.
Justement, la finance est-elle au service du développement économique et des hommes ?
J. M. Vaste question ! La réponse devrait être « oui », bien entendu, même si l’on voit bien à quoi conduisent la financiarisation aveugle de l’économie et la course effrénée au profit. Aucun système n’est spontanément vertueux et, même si j’ai lu Rousseau, je ne crois pas à la bonté innée de l’homme. Il faut donc des garde-fous. Au fil de l’histoire, on n’a pas trouvé mieux que le capitalisme, ce qui ne rend pas le capitalisme incontestable. Ses dérives peuvent générer et génèrent des réalités parfois insupportables tant à l’échelon d’un seul pays que sur le plan géopolitique global. La responsabilité du chef d’entreprise est donc de ne jamais disjoindre recherche légitime de résultats et affirmation des valeurs. À mon humble niveau, c’est ce point d’équilibre qui m’a toujours guidé. Et, à l’échelle d’un État, ce sont bien entendu la fiabilité d’un système bancaire et financier, les règles en vigueur ou encore la transparence du marché, qui créent les conditions de la confiance et du dynamisme. Cette dimension éthique ne renvoie donc pas à je ne sais quelle forme d’angélisme candide : c’est, selon moi, une vraie condition du développement. Mon expérience me permet aussi de dire que la finance peut se révéler être un vecteur de croissance économique et, notamment, pour les pays du sud ou pour les pays du continent africain. En effet, la mise en place de standards internationaux adaptés au contexte local va avoir un impact au niveau de la confiance et de l’attraction des investissements étrangers, ce qui relancera l’emploi, la consommation et augmentera les recettes de l’état. Mais en prérequis, il indispensable de réunir toutes les conditions, à savoir transparence, discipline d marché et surveillance prudentielle.
L’Afrique est secouée, ces derniers temps, par de nombreux coups d’État. Quelle est votre analyse ?
J. M. Je me méfie, par principe, d’une analyse trop généraliste. N’oublions jamais que ces coups d’État sont aussi le produit d’une histoire et d’une réalité politique propres à chacun des pays concernés. Mais il est clair, de façon plus macro, que l’instabilité à laquelle vous faites référence s’applique à une bonne part du continent. C’est une constante. Et cela confirme une immaturité politique qui n’a jamais été dépassée. J’entends les discours sur les conséquences de la colonisation : je ne rejette pas l’argument, je dis simplement que le temps a passé et que la colonisation ne peut être convoquée en tant qu’explication unique et éternelle. Je vois plutôt dans ces tensions et ces soubresauts les symptômes d’un déficit chronique, sur le plan institutionnel, social, économique et industriel. C’est ma conviction : la stabilité politique implique des actes au service des vraies avancées démocratiques, d’un renforcement des structures économiques et bancaires, d’une transparence de la vie publique et d’un climat apte à restaurer la confiance des investisseurs et le business. Schématiquement, c’est à ce prix qu’un pays peut reconquérir sa souveraineté et construire son propre avenir. Des bases fragiles sont toujours le terreau d’une vie politique mouvante.
Il faut retenir aussi que l’avenir du monde ne peut s’imaginer sans le concours de l’Afrique. Ce continent possède toutes les matières premières nécessaires à la transition écologique et un capital humain en pleine croissance. Effectivement, tous ces éléments donnent une certaine attractivité, d’où l’émergence de pays comme la Chine, l’Inde, la Russie et même la Turquie. Il faut que des conditions de partenariat gagnant-gagnant soient mises en place avec un vrai bénéfice pour les populations. Si l’on prend le cas particulier de la France, on peut dire que l’Afrique a besoin de la France et que la réciprocité est confirmée.
L’Afrique affiche souvent une belle croissance économique. Dans votre ouvrage, vous insistez sur les richesses de votre pays d’origine et alertez sur la nécessité de « conserver une stabilité économique et politique ». Pensez-vous qu’une partie du continent soit condamnée à l’instabilité ?
J. M. Le dynamisme économique du continent n’est pas une vue de l’esprit. Ce qui n’empêche pas le Fonds monétaire international d’avoir encore récemment alerté sur le risque lié à la baisse des sources de financement pour l’Afrique. Il y a donc, bien entendu, un contexte global (pandémie de Covid, conflit en Ukraine, ralentissement de l’économie…) qui impacte les pays et réduit leur espace budgétaire. Mais, ne nous voilons pas la face, il y a également des explications plus structurelles à l’instabilité que vous évoquez : la faiblesse de certains États et de leur gouvernance, la corruption, la vulnérabilité des structures économiques et sociales, sans oublier l’activisme de groupes criminels ou terroristes. Autant de handicaps qui nuisent à la croissance et au développement. Autant de freins à la souveraineté de ces territoires.
Est-ce rédhibitoire ? Je ne le pense pas. Je constate, précisément, qu’un pays comme la RDC a fait la démonstration de sa maturité politique avec, en 2018, une alternance maîtrisée qui a assis la légitimité du président actuel. Du chemin reste à parcourir, mais de véritables progrès ont été réalisés dans le champ économique et social. D’autres avancées sont possibles. Toutes dépendent des décisions d’un État stratège. Quand, par exemple, à Singapour, aux Émirats arabes unis ou au Maroc, on crée des zones franches pour inciter les entreprises à s’installer, c’est un acte concret dont les pays africains pourraient s’inspirer. De même, sur un sujet que je connais bien – la sécurisation du système bancaire –, l’enjeu est bien de garantir la protection de l’économie nationale, avec des établissements capables d’adopter des standards mondiaux en matière de solvabilité et de fonds propres réglementaires. On voit bien, ici, l’importance d’une autorité de contrôle prudentiel qui inaugurerait une nouvelle ère et répondrait aux attentes des investisseurs en termes de transparence, de discipline et de fiabilité du marché. Ces quelques illustrations montrent à la fois l’exigence de la tâche et le fait qu’elle n’est pas inaccessible. L’Afrique n’est pas condamnée à l’instabilité, car aucun système n’est condamné à l’immobilisme…
Vous évoquez l’avenir de la RDC avec beaucoup d’ambition. Quels sont ses principaux atouts ?
J. M. Je défends, dans mon livre, une thèse en effet très ambitieuse : j’estime que la RDC dispose, potentiellement, des atouts qui pourraient faire d’elle une future superpuissance africaine sur la scène mondiale. Exprimée ainsi, j’ai conscience que la formule peut sembler excessive, voire provocatrice. Ce n’est pas le cas. Il y a bien entendu des conditions à remplir – et non des moindres – afin de créer le terrain propice à ce décollage essentiel : retrouver les chemins de la paix, renforcer les institutions et solidifier le système bancaire afin de favoriser les investissements internationaux, produits d’une confiance indispensable.
Beaucoup a été fait sous l’autorité du président Tshisekedi, ce qui démontre, d’ailleurs, qu’une véritable volonté politique peut faire bouger les lignes. Et même si le chemin à parcourir reste long et exigeant, comment ne pas comprendre que le Congo est, si j’ose dire, une terre « bénie des dieux » ? Avec une démographie extrêmement dynamique, une situation géographique stratégique, la superficie de ses terres cultivables, la richesse de ses matières premières… et j’y ajouterai un constat majeur : la concentration d’atouts qui représentent autant de réponses au défi universel de la transition environnementale. La RDC possède ainsi le deuxième poumon vert de la planète avec ses incroyables massifs forestiers. Ses fleuves dessinent un potentiel hydraulique unique et ses capacités de développement dans le champ photovoltaïque sont illimitées. Ces quelques exemples confirment, j’en suis convaincu, que la RDC a des choses à dire au monde, et même à l’universel.
À vous écouter, on a l’impression que l’Afrique serait, en quelque sorte, l’avenir du monde…
J. M. Je pense, effectivement, que le monde se tromperait lourdement en pensant son avenir sans l’Afrique. Et qu’en Afrique, la RDC peut être une locomotive décisive. Restons un instant sur le sujet environnemental : aujourd’hui, un Africain sur deux n’a pas accès à l’électricité, alors que le continent détient le plus fort potentiel d’énergie solaire au monde. Il pourrait satisfaire 95% de ses besoins en électricité rien qu’en s’appuyant sur ses propres énergies renouvelables, éolienne, solaire et hydroélectrique. Cela confirme bien à la fois l’injustice et l’incohérence de la situation mais également la possibilité d’un basculement radical qu’il convient de favoriser. Il en va de l’intérêt de tous, y compris des autres pays.
On n’a pas vraiment l’impression, pourtant, que les Occidentaux, ls Chinois, les Russes ou les Indiens soient sensibles à une telle vision…
J. M. Peut-être pas encore. J’admets, avec vous, que l’éthique ne les a pas forcément guidés pour répondre aux besoins énergétiques du continent. Mais ce n’est pas ce dont je parle ici. Je dis, de façon très pragmatique, que le combat universel contre le réchauffement climatique et la menace de mouvements migratoires de masse vont nécessairement inciter ces nations à considérer autrement l’enjeu écologique en Afrique, ainsi que les partenariats que cela peut engendrer. J’estime même qu’il s’agit là d’un levier susceptible – avec d’autres – de faire évoluer les termes du dialogue entre l’Afrique et le reste du monde. Le récent sommet africain pour le climat, le premier du genre, a montré une véritable mobilisation des chefs d’État du continent. Le message adressé aux Occidentaux ne doit pas être négligé.
« L’universel », dont vous parliez, c’est aussi la réalité quotidienne du terrain. Vous développez des actions concrètes, notamment dans la région du Katanga : par exemple, vous accompagnez la Fondation Malaika, qui œuvre au service de la scolarisation des jeunes filles…
J. M. Oui. En RDC, les inégalités entre les femmes et les hommes restent malheureusement profondes et ce, dès le plus jeune âge. L’école et l’accès à l’éducation désignent donc bien un enjeu essentiel pour protéger, émanciper et contribuer à l’émergence – déjà perceptible, même marginalement – d’une génération de jeunes femmes éduquées et accédant à des fonctions stratégiques dans l’organisation sociale. Dans le cadre de mes activités sur place, j’ai effectivement fait la connaissance de la directrice de la Fondation Malaika, dont l’orphelinat accueille environ 400 jeunes filles, qui peuvent être ainsi scolarisées, dès l’âge de 4 ans. J’ai choisi d’accompagner cette formidable dynamique qui garantit un vrai suivi à ces élèves, gratuitement, et jusqu’au bac, afin qu’elles puissent ensuite entamer des études supérieures. C’est ce type de projet qui peut accélérer des progrès considérables et dévoiler de nouveaux talents. Bien évidemment, il n’est pas question de dire, ici, que la RDC pourrait se contenter de prendre appui sur des financements privés. Je pense, en revanche, que la prise de conscience doit être globale. Face à un tel défi, il faut une sorte d’union sacrée et, en tant que chef d’entreprise, je crois légitime d’y prendre ma part.
Je reviens sur votre héritage. Dans votre livre, vous écrivez : « Je ne saurais dire si cette culture congolaise forgée ‘‘à distance’’ est une lacune ou un avantage ». Que voulez-vous dire ?
J. M. C’est un peu comme les westerns spaghetti : les puristes n’apprécient pas, c’est une intrusion au cœur de la seule histoire authentique à leurs yeux, l’histoire américaine. Est-on un « vrai » Congolais quand on a construit ses références loin du pays, imprégné d’autres repères, d’autres apports culturels ? C’est une vraie question, à laquelle je n’ai jamais été certain de pouvoir répondre. Cela introduit peut-être quelques biais, que le temps et ma relation avec la terre congolaise m’ont permis, je l’espère, de corriger. Mais oui, il y a sans doute aussi une vertu à cette « distance originelle », si je puis dire, car chausser d’autres lunettes aide souvent à y voir plus clair.
L’objet de ce livre, c’est aussi de délivrer un message d’espoir : j’ai l’absolue certitude que mon pays, le Congo, a les moyens de s’approprier son avenir et de l’écrire avec force et enthousiasme, au cœur de rapports de force internationaux qu’il faut assumer. Il y a des prises de conscience nécessaires, des actes à poser, des instruments à installer, des dialogues à repenser, mais je suis sûr, oui, comme le proclame le titre de cet ouvrage, que le Congo va bientôt s’éveiller…
(1) Une superpuissance africaine en devenir. Quand la RDC s’éveillera, Éditions del’Aube, coll. « Paroles d’acteurs », 2023.