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Marché parallèle du tabac : cinq années d’explosion, et maintenant ?

Longtemps sous les radars, le trafic de cigarettes éclate au grand jour. Analyse d’un marché qui ne se contente pas de grever les recettes fiscales de la France, mais plombe ouvertement sa politique sanitaire et la vie dans ses communes.

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La France présente une situation unique en Europe, dont elle se passerait bien. Son taux de prévalence tabagique y est supérieur à celui des populations voisines et, malheureusement, y baisse bien moins rapidement. Ce, alors même que sa fiscalité a bondi, plaçant le paquet de cigarette 40 à 100 % plus cher que dans tous les pays limitrophes. En apparence paradoxal, ce double constat raconte, en creux, une autre histoire : celle d’un marché parallèle dont l’ombre plane de plus en plus nettement sur la société française. 

Les trafics de tabac semblent connaître un essor sans précédent. Depuis quelques années, l’ensemble des acteurs le sentaient, chacun depuis sa position. Quand, du côté des buralistes, les ventes reculaient de 7 % par an entre 2019 et 2023, les saisies de tabac illégal opérées par les douanes doublaient, passant de 250 à 521 tonnes annuelles sur la période. L’évolution se traduisait tout aussi directement dans la vie des Français, qui assistaient à la prolifération des points de vente à la sauvette chez eux, dans des quartiers jusqu’ici épargnés, avec l’insécurité et la dégradation des conditions de vie qu’ils impliquent. 

Chiffrer pour avancer

Concevoir une stratégie de lutte suppose de disposer de données fiables. Jusqu’ici, tous – police, justice, élus locaux ou professionnels de la filière – déploraient unanimement l’absence d’estimations solides sur un marché parallèle par définition masqué, complexe et tentaculaire. La réponse amorcée par le cabinet EY-Parthenon, qui vient de rendre publique sa première étude globale sur la question, n’est en est que plus précieuse. 

« Notre parti pris a été de multiplier les points de vue, en interrogeant les ressources disponibles auprès des pouvoirs publics, mais aussi des consommateurs eux-mêmes, riverains, acteurs de terraincommerces de proximité, le tout à différents points du territoire », détaille Guéric Jacquet, associé chez EY-Parthenon, qui a piloté l’étude. 

Ce que celle-ci commence par nous dire, c’est que l’explosion du marché parallèle du tabac est plus que réelle. Estimée à 23 % de la consommation totale en 2019, sa part s’élèverait aujourd’hui à 38 % de la consommation des Français. Soit une croissance de 65 % en l’espace de cinq ans. 

1 200 Clio par jour

Le terme de marché parallèle associe, en réalité, trois phénomènes distincts. D’abord, les achats transfrontaliers – lesquels demeurent légaux dès lors qu’ils respectent les volumes réglementaires. Ceux-ci représentent, d’après EYP, 15 % de la consommation totale de tabac en France. Puis la contrebande dite ‘de fourmis’, faites d’allers-retours à travers les frontières dans un but de consommation ou de revente (10 %). Viennent enfin les « grands » trafics – contrebande d’un côté, usines de contrefaçon de cigarettes, de l’autre – dont le volume est estimé à 13 % de la consommation totale. Soit l’équivalent de 1 200 Renault Clio sillonnant chaque jour les routes françaises, le coffre rempli de cartouches.  

La combinaison de ces trois canaux d’approvisionnement conduit à des chiffres déroutants. Ainsi, 1 fumeur français sur 3 déclare ne pas avoir acheté de tabac chez un buraliste au cours des 12 derniers mois. Les indicateurs économiques ne sont pas moins éloquents : « Un chiffre nous a particulièrement interrogés. Selon nos estimations, la contrebande réalise un chiffre d’affaires annuel de 2,3 Mds d’euros. Il dépasse ainsi les commissions perçues par l’ensemble des buralistes sur le territoire (2 Mds d’euros) », éclaire Guéric Jacquet. 

Effet d’aubaine

Voir le trafic sous le seul prisme des pertes de recettes fiscales pour l’Etat – 4 Mds d’euros par an, tout de même – paraît limité devant la somme d’impacts délétères engendrés par la criminalité. « Le trafic de tabac est longtemps passé sous les radars, par rapport à celui des stupéfiantsPourtant, il provoque les mêmes stigmates », souligne Daniel Bruquel, Manager Illicite Trade Prevention chez Philip Morris France. Appuyés sur une manne en croissance constante, ses réseaux se sont densifiés, diversifiés, polycriminalisés. Ils recourent désormais à des modes opératoires similaires à ceux des trafiquants de drogue ou d’armes. Quand il ne s’agit pas des mêmes groupes. 

Les peines encourues sont pourtant loin d’être les mêmes… « Là où un trafiquant de stupéfiants risque 10 ans de détention, on parle de 3 ans pour le tabac, ou d’une simple amende pour un vendeur à la sauvette. Avec un potentiel business aussi important, le ratio bénéfices/risques est assez imbattable », déplore Daniel Bruquel. 

Accessible partout

Conséquence, le trafic de tabac a multiplié ses canaux de distribution. D’abord, il n’hésite plus à se dévoiler en plein jour pour se tenir au plus près de sa clientèle. « Là où l’on observait deux vendeurs sur un point de deal, il y en a désormais une vingtaine, observe Daniel Bruquel. Le nombre de sites est démultiplié, gagnant même les zones rurales. » Quitte à dégrader l’attractivité de quartiers entiers, que les riverains, femmes et familles sont de plus en plus tentés (ou contraints) de contourner au quotidien.

Il est aussi présent dans les commerces de proximité (épiceries de nuit, en particulier) où l’Ifop a mené une série de visites mystères dans le cadre de cette étude EYP. « Il en ressort qu’au moins 40 % de ces commerces vendent des cigarettes, de manière tout à fait illégale », précise Guéric Jacquet. Avec des pics parfois effarants, comme à Montpellier, où 80 % des commerces visités en proposent à leurs clients, de la manière la plus illégale qui soit. 

Sur Internet aussi, la prolifération est de mise. En 2023, 35 % des saisies opérées par les douanes concernaient le fret postal. « Le sujet du contrôle technologique et de la cybersurveillance doit devenir une priorité dans cette lutte », insiste Guéric Jacquet. Car si la vente à la sauvette est la plus visible, les réseaux sociaux offrent au trafic un terrain fertile, au potentiel encore largement sous-estimé.

Un autre phénomène résulte de ce fossé entre les gains potentiels et les risques encourus : l’apparition récente, en France, d’usines de contrefaçon de cigarettes. En cause, un matériel léger, facile à installer, à démanteler et à délocaliser fréquemment. « Pour un coût total estimé à 700 000 euros sur 3 mois, une usine clandestine de cigarettes peut produire autour de 2,7 M d’euros de chiffre d’affaires. Soit une marge brute de 80 % », pose l’associé de EY-Parthenon. Difficile de trouver commerce plus lucratif. Et tant pis si les consommateurs en sont les premières victimes. « Pour eux, c’est la double-peine. Ils sont incités à continuer de fumer avec des paquets moitié moins chers, tout en leur faisant consommer des produits dont nul ne connaît les composants », regrette Daniel Bruquel. 

L’étude EYP ne s’arrête heureusement pas à la description de ce système dont seuls les trafiquants sortent gagnants. Elle dégage une vingtaine de préconisations, à commencer par une nécessaire amélioration du renseignement. « Il serait pertinent de créer un Observatoire des marchés parallèles et illicites », illustre Guéric Jacquet. Ou encore un renforcement des contrôles, sur le terrain et sur Internet ; une évolution des statuts des polices municipale et administrative pour leur permettre d’agir directement sur les points de vente ; un renforcement et une meilleure application des réponses pénales, etc. En effet, si les trafics de tabac n’étaient pas, jusqu’ici, une priorité numéro 1 des pouvoirs publics, quelle case pourraient-ils bien encore cocher pour devenir une urgence ? 

« Etude des impacts des profits du tabac », 2024. Cette étude a été diligentée par Philip Morris France SAS et JT International France SAS. La méthodologie, le contenu et les conclusions de l’étude ont été conçus par EY Parthénon et représentent son point de vue indépendant.

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