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Le blanchiment d’argent, un défi pour la puissance publique

Au Sénat, la Commission d’enquête sur « l’impact du narcotrafic en France » tente de comprendre les défis posés par cette forme de criminalité et répertorie les moyens les plus efficaces pour la combattre. Jérôme Durain, président de la commission et Étienne Blanc, son rapporteur, confient à L’Hémicycle leur analyse sur ce phénomène.

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La dissimulation de flux financiers acquis illégalement, le blanchiment d’argent, est un véritable défi pour la puissance publique. Indispensable à l’activité des organisations criminelles, sa lutte nécessite l’implication de tous les services de l’État : police, justice, douanes, fiscalité, diplomatie… 

Le trafic de drogue est le principal pourvoyeur de ces flux financiers et de leur maquillage en « argent propre ». Au Sénat, la Commission d’enquête « sur l’impact du narcotrafic en France » tente de comprendre les défis posés par cette forme de criminalité et répertorie les moyens les plus efficaces pour la combattre. Jérôme Durain, président de la Commission et Étienne Blanc, son rapporteur, confient à L’Hémicycle leur regard et leur analyse sur ce phénomène. 

Le 8 décembre, le ministre Thomas Cazenave a annoncé un renforcement des moyens de lutte contre les trafiquants à Dunkerque, Marseille, le Havre… Concrètement, quelles sont les failles qu’exploitent les trafiquants dans les ports français

Etienne Blanc Les mesures annoncées par le ministre vont dans le bon sens, car nos installations portuaires françaises sont en première ligne : voies d’accès vers l’Afrique, vers l’Asie et vers l’Amérique, elles sont la porte d’entrée des flux illégaux du monde entier. Actuellement, nous n’arrivons à surveiller qu’environ 2% des containers (10%, quand ils viennent d’Amérique du Sud) mais il est difficile de faire plus. En effet, très concrètement, chaque contrôle ralentit la cadence de déchargement et affaiblit la compétitivité de nos ports. Les renforts annoncés par le gouvernement avec le redéploiement de plusieurs centaines de douaniers sont donc une excellente chose, mais le plus intéressant, ce seront l’installation de la dizaine de scanners mobile au Havre, à Dunkerque, Saint-Nazaire, Gennevilliers et Jary en Guadeloupe : ces outils technologiques peuvent nous permettre d’intensifier les contrôles, sans diminuer notre compétitivité.

Jérôme Durain Les douaniers supplémentaires viendront compenser les failles humaines, qui sont l’autre grande faiblesse des ports français : des milliers de personnes travaillent sur ces sites, et il suffit que quelques-unes acceptent, par appât du gain ou sous la menace, de travailler avec les narcotrafiquants pour fragiliser tout le dispositif.

Jérôme Durain, sénateur de la Saône-et-Loire.

Le blanchiment d’argent semble être la cheville ouvrière des réseaux de trafiquants. Est-ce que l’État arrive à évaluer l’ampleur des sommes qui sont en jeu, ou est-il confronté à une situation par nature opaque et difficile à chiffrer

E. B. Les estimations varient entre 4 et 7 milliards d’euros, mais par définition, ces flux financiers sont difficiles à évaluer. Nous avons probablement une estimation assez précise des échelles de valeurs concernant les réseaux internationaux qui passent par des schémas de blanchiment offshore bien identifiés. Mais pour les « trafiquants de quartiers », c’est plus difficile à quantifier : en cumulé, cela représente plusieurs milliards d’euros, mais les sommes blanchies sont plus petites, et ils arrivent plus facilement à passer sous les radars de nos services. 

J. D. On estime que pour certains trafics, comme la cocaïne, c’est la moitié du montant total du chiffre d’affaires généré qui est englouti dans la « rémunération » des différents intermédiaires, et notamment dans la corruption. Cela vous donne une idée des défis qui se posent aux services des États concernés. 

E. B. Et une partie de ces sommes, une fois blanchies, sont évidemment injectées dans l’économie locale ! Et passé cette étape, c’est fini : il devient impossible de remonter à jusqu’à l’origine illégale de l’argent. L’idéal, c’est évidemment de pouvoir intervenir juste avant que ces flux financiers basculent dans l’économie « légale ».

J. D. Enfin, il faut garder en tête qu’au-delà du « cash », une partie importante de ces transactions criminelles reposent sur des échanges non monétaires, comme des cryptomonnaies, du troc, des compensations… Compliquant encore la tâche de la justice pour comprendre « où est passé l’argent ».

Les méthodes de blanchiment d’argent varient-elles d’un type de trafic à un autre? La nature des activités illégales influe-t-elle sur les méthodes des criminels pour maquiller leurs revenus

J. D. Les solutions de blanchiment sont infinies, et elles sont d’autant plus variées que les activités criminelles sont elles-mêmes souvent très diversifiées, à la juxtaposition de plusieurs « business », illégaux… et légaux ! Entreprises dans le bâtiment, entreprises dans la restauration, import-export… Il faut donc détricoter entre plusieurs sources de revenus, les unes servant à maquiller les autres. 

E. B. Gardez bien en tête que leurs modus operandi, quelles que soient la nature de leurs activités, reposent sur des systèmes bien rodés qui sont à la fois transnationaux, et quasi-quotidien, fonctionnant en continu. 

Un consensus semble émerger depuis plusieurs années : la politique répressive est condamnée à remplir un « tonneau des Danaïdes » si elle n’est pas accompagnée d’une puissante lutte contre le blanchiment d’argent. Pourquoi est-ce si difficile de repérer et de tarir ces flux financiers illégaux sur notre territoire

 E. B. Que les choses soient claires : le sujet du blanchiment d’argent a toujours été une priorité de la justice car évidemment, c’est la « clef de voûte » de tous les systèmes criminels. Certes, la « technicité » du sujet n’en a jamais fait un thème politique ou électoral – comme peuvent l’être d’autres propositions pour lutter contre le narcotrafic –, mais notre arsenal législatif s’est adapté en permanence aux pratiques illégales.

J. D. Des pratiques en constante évolution, car les criminels inventent sans cesse de nouvelles techniques pour maquiller les revenus de leurs activités. Une souplesse rendue possible par les moyens financiers colossaux dont ils disposent : ils ne sont pas plus inventifs que la justice étatique, mais quand on pèse plusieurs milliards d’euros, tout va toujours très vite, y compris quand il s’agit de trouver des solutions techniques ou des failles humaines. Mais je suis d’accord avec monsieur le rapporteur : il y a une véritable continuité de l’action publique au sujet du blanchiment. Toutes les auditions auxquelles nous avons assisté le confirment : que ce soit la loi Perben 2 en 2004, la création de l’Office antistupéfiants en 2019 ou sur la coopération entre pays européens, les avancées sont réelles et tangibles. Tous ceux qui sont sur le terrain reconnaissent que la puissance publique a su jusqu’à présent bien s’adapter à cette menace, même si évidemment, beaucoup de dispositifs doivent être améliorés ou inventés. 

Etienne Blanc, sénateur du Rhône.

Vous auriez des exemples de mesures qui pourraient rapidement être mises en place pour lutter plus efficacement contre le blanchiment d’argent ? 

E. B. La Justice pourrait, dès le début des investigations sur un individu ou un réseau, lancer des enquêtes patrimoniales pour prouver la nature illégale des fonds à l’origine des biens matériels : logements, voitures de luxe, biens de consommation… Mais tout ceci est très lourd car cela nécessite des enquêtes sur leurs familles, leurs proches, intercepter des conversations… On en revient au problème du manque de moyens humains de la justice. 

J. D. Oui, c’est le principal problème qui ressort de notre commission pour l’instant. Les outils juridiques existent, c’est la faiblesse des moyens techniques, technologiques et surtout humains qui entravent le travail de la justice et permettent parfois aux criminels d’avoir une longueur d’avance. Une autre piste de travail pour les prochaines années serait de prévoir un renforcement des équipes des magistrats en leur permettant de s’entourer d’une équipe plus importante, pour aller plus vite dans leurs investigations. La vitesse d’exécution est primordiale dans ces procédures, mais elle est encore trop souvent entravée par la quantité de dossiers à traiter. 

Le Monde a publié, le 8 décembre dernier, une enquête édifiante sur le rôle de Dubaï dans le processus de blanchiment d’argent des cartels sud-américains. Quel est le rôle de l’émirat dans le trafic de drogue mondial ? 

E. B. Lors de nos auditions avec des spécialistes, des policiers, des juges, la ville de Dubaï est effectivement revenue régulièrement. C’est le haut du spectre, car c’est dans cet émirat que se réfugient bon nombre de narcotrafiquants, y compris français, à l’abri des extraditions. Sans compter qu’effectivement, l’opacité bancaire sur place permet à tout ce petit monde de blanchir son argent en toute légalité. Jusqu’ici, on ne peut pas dire que les autorités émiraties se soient franchement soucié d’abriter sur leur sol des criminels, alors que les justices américaines ou européennes s’échinent à les mettre hors d’état de nuire. C’est pour toutes ces raisons qu’un magistrat de liaison à Dubaï devrait prochainement être nommé par Paris. On espère qu’il arrivera à débloquer certains dossiers, et mettre fin à cette totale impunité. Mais faut-il encore que les autorités locales acceptent de collaborer…

J. D. Dubaï est un haut lieu de toutes les strates de l’industrie des drogues : du pilotage du réseau au blanchiment, en passant par « la planque » des trafiquants. Mais la pression diplomatique va mécaniquement peser de plus en plus lourd sur ces émirats. L’Amérique est terriblement touchée par l’épidémie de fentanyl, et Washington ne pourra pas indéfiniment laisser les cartels mexicains blanchir en toute tranquillité leur argent sale à Dubaï. D’autant plus que cette guerre contre la drogue coute des milliards de dollars au contribuable américain.

Existe-t-il des États ou des paradis fiscaux qui jouent un rôle similaire à celui de Dubaï dans le blanchiment d’argent du crime organisé ? 

E. B. Non il n’y a pas vraiment d’équivalent à Dubaï, c’est certain. Mais les auditions ont montré que certaines filières passaient de plus en plus par des montages financiers localisés en Chine. 

J. D. Et là aussi, la justice française est confrontée à un manque de coopération, sans compter la complexité pour comprendre le tissu économique local. 

Nos voisins européens belges et néerlandais semblent particulièrement touchés par le phénomène, via leurs nombreux ports. Quelle place a pris le trafic de drogue dans ces pays ? Comment la France ou les institutions européennes pourraient-elles leur venir en aide ?

J. D. Dans ces deux pays, le risque de déstabilisation des institutions par les puissants réseaux du crime organisé est complètement reconnu par les autorités néerlandaises et belges. Bon nombre de nos interlocuteurs s’alarment que les menaces physiques sur les représentants de l’Erat et la corruption aient franchi un seuil ces dernières années chez nos voisins. L’assassinat en 2019 de Derk Wiersum, un avocat reconnu dans le pays et défenseur d’un « repenti » qui s’apprêtait alors à lever le voile sur les méthodes des trafiquants, a été un vrai choc aux Pays-Bas. Et je rappelle que depuis un an, le ministre de la Justice belge est sous protection policière renforcée à cause de menaces d’enlèvement des mafias de la drogue.

E. B. Ces deux pays ne sont pas devenus des « narco-États » pour autant, mais mon collègue a raison, la situation est très grave. Je crois cependant que la Belgique et les Pays-Bas rattrapent leur retard : ces affaires ont eu un rôle « d’électrochoc » dans l’opinion publique, qui réclame un changement radical en la matière. Ils renforcent leur arsenal législatif et multiplient les coups de force, notamment en visant les communications chiffrées des trafiquants, sur WhatsApp ou Telegram. La France doit évidemment se réjouir que nos deux voisins intensifient la lutte contre le trafic de drogue et son blanchiment, mais nous devons être conscients qu’il y a un risque de « débordement » : ce que les criminels ne peuvent plus faire là-bas, ils peuvent être tentés de le faire ici. C’est d’ailleurs en partie ce qui explique l’attention particulière des autorités françaises sur nos ports – et nous revenons à la première question de cet entretien – car il faut à tout prix éviter que les flux illégaux qui passaient jusque-là par Rotterdam ou Anvers puissent trouver des débouchés au Havre ou à Dunkerque.

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