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Entretien

Anne-Sophie Joly : « Les personnes en surpoids ont droit à une mode digne »

Malgré les scandales qui s’accumulent autour de SHEIN et la pression politique, notre dernier sondage paru dans L’Hémicycle montre que les Français continuent de plébisciter le modèle avec des records de vente chez tous les acteurs de la fast fashion. Nous avons rencontré Anne‑Sophie Joly, présidente-fondatrice du Collectif national des associations d’obèses (CNAO), pour analyser les raisons de ce succès commercial et ses conséquences sociales et politiques, en particulier pour les personnes en surpoids.

Marc Ferracci(4)

Le scandale autour de SHEIN a suscité de nombreuses critiques, mais il a aussi révélé un paradoxe : derrière l’indignation, des millions de consommateurs continuent d’y avoir recours, notamment faute d’alternatives. Parmi eux, beaucoup de Français en surpoids ou en obésité. Que dit ce phénomène, selon vous, de notre rapport à la mode et à l’inclusion ?

Anne-Sophie Joly Il met en lumière un manque que l’on préfère souvent ignorer : l’insuffisance de l’offre vestimentaire pour une partie importante de la population. Les personnes en situation d’obésité représentent aujourd’hui environ 19% de la population française, soit 10 millions de personnes.

L’OMS nous dit qu’en 2030, la France passera à 20 millions de personnes en situation d’obésité. Quand on ne trouve pas sa taille dans les enseignes traditionnelles ou que les prix deviennent dissuasifs, on finit par se tourner vers les plateformes qui, elles, proposent du choix et des tailles variées à des prix accessibles. Ce n’est pas un engouement pour la fast fashion, mais un symptôme d’exclusion et de non-acceptation de la réalité silencieuse de l’état de santé de notre population. L’obésité n’est pas un choix de vie tout comme la précarité.

Cette exclusion renvoie aussi à la question du pouvoir d’achat, souvent invoquée pour expliquer le succès de ces enseignes. Est-ce un facteur déterminant selon vous ?

A.-S. J. Oui, bien sûr. Le pouvoir d’achat reste essentiel. Dire le contraire, comme certains le font au nom de la morale, c’est oublier la réalité de celles et ceux qui doivent compter chaque euro. Mais il n’explique pas tout. Même parmi les consommateurs prêts à payer un peu plus, l’offre adaptée reste rare. Quand les vêtements disponibles sont mal coupés, peu flatteurs ou vendus à des prix démesurés, les acheteurs se sentent doublement pénalisés : économiquement et symboliquement. SHEIN ou d’autres acteurs du low cost apparaissent alors comme une solution de contournement, par nécessité.

Pourtant, certaines marques affirment développer des collections grandes tailles. Cette offre ne suffit-elle pas ?

A.-S. J. — Elle existe, mais elle reste marginale et souvent stigmatisante. On la trouve reléguée dans un coin, avec peu de choix, ou présentée comme une collection à part, sans véritable souci de style ou de représentation. Cela entretient l’idée que les personnes en surpoids ne feraient pas partie du public « normal » de la mode. Or s’habiller, c’est aussi s’affirmer, appartenir à un collectif. On ne parle pas ici de superficialité, mais de dignité.

Justement, peut-on parler d’un « droit à la mode » pour tous ?

A.-S. J. Absolument. Être bien habillé, pouvoir choisir ses vêtements, se sentir à l’aise et valorisé, ce n’est pas un privilège. C’est une condition élémentaire du vivre-ensemble. La possibilité aussi d’avoir une meilleure représentativité dans le milieu du travail. Le droit à la mode, c’est aussi le droit à la représentation. Voir des corps divers dans les vitrines, dans les campagnes de communication, dans les défilés. La dignité passe aussi par là. Les pouvoirs publics et les entreprises ont un rôle à jouer pour que ce droit soit effectif.

Quelles mesures concrètes préconisez-vous à court et moyen terme ?

A.-S. J. À court terme, il faut encourager les marques et les distributeurs à élargir réellement leurs gammes, en soutenant la création et la production locales. Des incitations fiscales ou des appels à projets pourraient valoriser ceux qui s’engagent dans cette voie. À moyen terme, il faut intégrer la question de l’accessibilité des tailles dans les politiques de consommation responsable et d’inclusion. On parle beaucoup d’écologie et d’éthique. La diversité corporelle doit en faire partie.

Pensez-vous que le débat actuel puisse provoquer une prise de conscience durable ?

A.-S. J. Je l’espère. Ce type d’affaire doit servir de déclencheur, pas seulement d’indignation passagère. Si l’on veut éviter que des millions de personnes soient dépendantes d’une offre étrangère, il faut construire des alternatives crédibles, accessibles et valorisantes. C’est une responsabilité collective, celle du marché, mais aussi des décideurs publics.

Un mot de conclusion ?

A.-S. J. Je dirais simplement ceci : chacun a le droit d’être respecté et de se sentir bien dans ses vêtements. Ce droit, il faut le rendre réel, pas symbolique. Tant qu’une partie de la population devra choisir entre être à la mode ou être à l’aise dans sa peau, notre société ne pourra pas se dire pleinement inclusive. Il nous faut absolument, urgemment s’engager politiquement et sociétalement sur le fléau galopant, qu’est la bombe Obésité.

Anne-Sophie Joly est présidente et fondatrice du Collectif national des associations d’obèses (CNAO). Le CNAO a vocation de porter la parole et le plaidoyer des associations qui demandent la reconnaissance de l’obésité comme maladie. Anne-Sophie Joly a coécrit « Je n’ai pas choisi d’être grosse »7 avec le journaliste télé Richard Zarzavatdjian. Elle se bat aujourd’hui pour le droit au respect, à l’inclusion et à s’habiller avec dignité.

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