Au cœur de la révolte des agriculteurs et six ans après l’épisode des Gilets jaunes, l’heure est à la réintégration de la question démocratique et sociale dans la politique de transition écologique. Pour être efficace, celle-ci doit être acceptée par l’ensemble de la société. C’est particulièrement vrai pour les mobilités. Un colloque s’est penché sur le sujet.
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Comment faire accepter la transition écologique ? Le sujet est devenu brûlant, alors que de plus en plus d’acteurs, des agriculteurs aux constructeurs automobiles jusqu’à certains chefs d’États, réclament une « pause » dans l’imposition de nouvelles normes afin de respecter l’objectif de neutralité carbone en 2050. Cette question a été au cœur du colloque « Transition juste des mobilités : quelles attentes quelles solutions ? », le 27 février, à Paris.
« Nous sommes dans un moment particulier, qui est un moment politique », confirme Lucile Schmid. Pour la vice-présidente de la Fabrique Écologique, la question de la transition écologique s’inscrit pleinement dans la continuité d’une succession de révoltes sociales : celle que traversent actuellement les agriculteurs, après la crise des Gilets jaunes en 2018. Le climat social délétère de notre pays résulte en grande partie de « l’incapacité des institutions à expliquer la transition écologique, qui pouvait être [en 2018] une transition sociale » et à s’adresser aux citoyens. La colère et la violence exprimées lors de ces manifestations découlent d’un profond sentiment d’injustice mêlé d’« incompréhension ». Pour aborder sereinement ce défi d’avenir qu’est la transition écologique, et y répondre sans « précipitation », comme cela a pu être le cas concernant les revendications agricoles, tout l’enjeu réside en la capacité des élus à proposer des solutions, des mesures, des politiques qui soient perçues comme « légitimes » par la population.
À l’occasion de ce colloque, dédié à la transition juste des mobilités, Lucile Schmid invite, plus largement, à « repenser la démocratie », qui ne s’incarne pas au travers de mesures « techniques », technocratiques. Il s’agit de « savoir à qui on parle et comment on le fait ». La transition écologique juste a pour ambition de ne pas reproduire les erreurs du passé. « Ce serait dommage que la transition écologique paie les pots cassés de toutes les autres revendications », assure Solange Martin, sociologue à l’Agence de la transition écologique à Paris (Ademe).
En principe, le consensus est trouvé. En pratique, des divergences persistent. Victimes d’inégalités sociales, territoriales, économiques ou de genre, 1,3 million de Français sont confrontés chaque jour à la précarité liée à la mobilité. Un tiers des actifs ont un emploi à plus de dix kilomètres, dont 3,3 millions à plus de 25 kilomètres, à l’image de cette responsable de caisse dans un supermarché à Nantes qui habite à la campagne parce que se loger en ville est trop cher. Elle est obligée de partir de chez elle dès 6h10 du matin afin de déposer ses enfants en bas âge chez leur nounou à 6h15 et d’arriver à 7h00 à son travail, quarante kilomètres plus loin. « Les populations les moins favorisées sont les plus contraintes dans leurs dépenses de mobilités, souligne Rayane Al-Amir Dache, doctorante au Laboratoire Ville Mobilités Transport (LVMT). Les distances parcourues et le budget mobilité s’accroissent là où il y a peu d’alternatives au véhicule individuel. » Marie Dégremont, politiste et spécialiste des transitions environnementales et de l’action publique à La Fabrique de la Cité, ajoute : « Les ménages les plus modestes consacrent 30% de leur budget à la mobilité, contre 12% pour les ménages les plus aisés. Ce taux s’élève à 16% pour les personnes qui résident en banlieue, contre 12% pour ceux habitant en centre-ville. »
Face à ce constat, « comment traduire ce ‘‘juste’’ en principe de déploiement de politiques urbaines, de politiques publiques ? » questionne Céline Acharian, directrice générale de la Fabrique de la Cité. Quels critères prendre en compte ? Doit-on privilégier « la situation géographique », « la condition socio-économique », « la composition du foyer », « la dépendance à tel ou tel moyen de transport », « les habitudes des trajets à effectuer », « la fonction sociale exercée » ou encore « la participation à l’effort collectif de décarbonation » ? Elle affirme que « choisir une approche, c’est déjà une option politique ». À la frontière entre les champs politique et moral, entre les notions d’égalité et d’équité, inhérentes à la démocratie, « la façon de penser la transition juste n’est rien d’autre qu’un projet de société ».
L’égalité plutôt que l’équité, c’est l’option que privilégie Franck Dhersin sénateur du nord, ancien vice-président chargé des mobilités et des transports de la région Hauts-de-France. Il cite pour exemple la ville de Dunkerque, qui a adopté le principe de la gratuité des transports en commun. Cette mesure entend répondre aux citoyens prisonniers de leur voiture, qui habitent à vingt kilomètres de leur lieu de travail et n’ont pas d’alternative. « Notre combat, ce n’est pas contre la voiture, c’est contre l’autosolisme », précise le sénateur. Vivement critiquée d’abord, cette mesure, qui concerne 60 000 personnes, a été couronnée de succès. Il souligne aussi que les élus de terrain sont plus proches des préoccupations de la population : « Peut-être qu’à Paris, les politiques n’entendent pas ce qu’il se dit en province, mais les élus locaux, eux, le font ». Dans la même logique, il annonce l’installation prochaine, à Dunkerque, de deux « gigafactory » produisant des batteries électriques et pouvant accueillir jusqu’à 6 000 salariés. Ces sites industriels ont été conçus de façon inédite, c’est-à-dire sans parking. Un service de car ramènera les employés vers des « points nœuds ». Ce qui représente un investissement « révolutionnaire » et « colossal » de la part des collectivités.
Néanmoins, le sénateur du Nord a conscience que cette politique n’est pas reproductible dans chacune des villes de France. Dunkerque bénéficie de particularités économiques et spatiales : « Nous avons pu instaurer le bus gratuit à Dunkerque il y a cinq ans parce que l’agglomération est riche de revenus industriels et que notre système de transport n’est pas structuré en étoile », détaille-t-il, soulignant que cette configuration est plus avantageuse sur le plan financier. Cette façon de concevoir la transition juste n’est pas partagée par l’économiste Yves Crozet, du Laboratoire aménagement économie transports (LAET-CNRS). « On multiplie la dette et le déficit public, mais tout le monde est content, car c’est gratuit », relève-t-il. Pour lui, la transition doit se concevoir en termes d’équité, et non d’égalité : « Ce n’est pas de la gratuité des transports dont il faut parler, mais des villes qui ont mis en place une tarification solidaire ». Il cite la ville de Strasbourg en exemple, la capitale alsacienne ayant instauré un tarif mobilité à 56 euros par mois pour les plus aisés et à 5,80 euros pour les plus modestes.
Entre les valeurs d’équité et d’égalité, la transition écologique juste doit trouver son moteur dans « l’acceptation » et la « crédibilité » que lui accordent les citoyens, ajoute Dominique Bureau, de l’Inspection générale de l’environnement et du développement durable. Pour cela, Bertrand Folléa, cofondateur et cogérant de l’agence Folléa-Gautier paysagistes urbanistes, invite les politiques à se détacher de la méthode qualitative pour se rapprocher de la « dimension sensible, celle du paysage du quotidien ».
« Démocratie technique contre démocratie technologique, égalité contre équité, transition juste et participative… ce colloque pose les termes de justice et d’équité », conclut Gilles Dansart, directeur de Mobilettre. Penser une transition juste, c’est donc accepter de faire certains choix, en pleine conscience.
Ce colloque a été co-organisé par La Fabrique de la Cité, La Fabrique Écologique, l’École des Ponts ParisTech et Le lab recherche environnement, en partenariat avec Mobilettre, NewsTank Mobilités, L’Hémicycle, et avec le soutien de VINCI Autoroutes.