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Politique

Il y a quarante ans, la France abolissait la peine de mort

Quarante ans après l’abolition de la peine de mort, les paroles de Robert Badinter ont gardé intactes leur puissance politique, judiciaire et morale. Extraits de son discours du 17 septembre 1981, à l’Assemblée nationale.

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Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, j’ai l’honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France. (…)

Je regarde la marche de la France.

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La France est grande, non seulement par sa puissance, mais au-delà de sa puissance, par l’éclat des idées, des causes, de la générosité qui l’ont emporté aux moments privilégiés de son histoire.

La France est grande parce qu’elle a été la première en Europe à abolir la torture malgré les esprits précautionneux qui, dans le pays, s’exclamaient à l’époque que, sans la torture, la justice française serait désarmée, que sans la torture, les bons sujets seraient livrés aux scélérats.

La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l’esclavage, ce crime qui déshonore encore l’humanité.

Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d’efforts courageux, l’un des derniers pays, presque le dernier – et je baisse la voix pour le dire – en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort. (…)

Attendre, après deux cents ans !

Attendre, comme si la peine de mort ou la guillotine était un fruit qu’on devrait laisser mûrir avant de le cueillir !

Attendre ? Nous savons bien en vérité que la cause était la crainte de l’opinion publique. D’ailleurs, certains vous diront, mesdames, messieurs les députés, qu’en votant l’abolition vous méconnaîtriez les règles de la démocratie parce que vous ignoreriez l’opinion publique. Il n’en est rien.

Nul plus que vous, à l’instant du vote sur l’abolition, ne respectera la loi fondamentale de la démocratie.

Je me réfère non pas seulement à cette conception selon laquelle le Parlement est, suivant l’image employée par un grand Anglais, un phare qui ouvre la voie de l’ombre pour le pays, mais simplement à la loi fondamentale de la démocratie qui est la volonté du suffrage universel et, pour les élus, le respect du suffrage universel.

Or, à deux reprises, la question a été directement – j’y insiste – posée devant l’opinion publique.

Le président de la République a fait connaître à tous, non seulement son sentiment personnel, son aversion pour la peine de mort, mais aussi, très clairement, sa volonté de demander au gouvernement de saisir le Parlement d’une demande d’abolition, s’il était élu. Le pays lui a répondu : oui. (…)

Rien n’a été fait pendant les années écoulées pour éclairer cette opinion publique. Au contraire ! On a refusé l’expérience des pays abolitionnistes ; on ne s’est jamais interrogé sur le fait essentiel que les grandes démocraties occidentales, nos proches, nos sœurs, nos voisines, pouvaient vivre sans la peine de mort. On a négligé les études conduites par toutes les grandes organisations internationales, tels le Conseil de l’Europe, le Parlement européen, les Nations unies elles-mêmes dans le cadre du comité d’études contre le crime. On a occulté leurs constantes conclusions. Il n’a jamais, jamais été établi une corrélation quelconque entre la présence ou l’absence de la peine de mort dans une législation pénale et la courbe de la criminalité sanglante. On a, par contre, au lieu de révéler et de souligner ces évidences, entretenu l’angoisse, stimulé la peur, favorisé la confusion. (…)

Que la peine de mort ait une signification politique, il suffirait de regarder la carte du monde pour le constater. Je regrette qu’on ne puisse pas présenter une telle carte à l’Assemblée comme cela fut fait au Parlement européen. On y verrait les pays abolitionnistes et les autres, les pays de liberté et les autres. (…) Les choses sont claires. Dans la majorité écrasante des démocraties occidentales, en Europe particulièrement, dans tous les pays où la liberté est inscrite dans les institutions et respectée dans la pratique, la peine de mort a disparu. (…)

Partout, dans le monde, et sans aucune exception, où triomphent la dictature et le mépris des droits de l’homme, partout vous y trouvez inscrite, en caractères sanglants, la peine de mort. (…)

Voici la première évidence : dans les pays de liberté l’abolition est presque partout la règle ; dans les pays où règne la dictature, la peine de mort est partout pratiquée.
Ce partage du monde ne résulte pas d’une simple coïncidence, mais exprime une corrélation. La vraie signification politique de la peine de mort, c’est bien qu’elle procède de l’idée que l’État a le droit de disposer du citoyen jusqu’à lui retirer la vie. C’est par là que la peine de mort s’inscrit dans les systèmes totalitaires. (…)

Je sais qu’aujourd’hui et c’est là un problème majeur – certains voient dans la peine de mort une sorte de recours ultime, une forme de défense extrême de la démocratie contre la menace grave que constitue le terrorisme. La guillotine, pensent-ils, protégerait éventuellement la démocratie au lieu de la déshonorer.
Cet argument procède d’une méconnaissance complète de la réalité. En effet l’Histoire montre que s’il est un type de crime qui n’a jamais reculé devant la menace de mort, c’est le crime politique. Et, plus spécifiquement, s’il est un type de femme ou d’homme que la menace de la mort ne saurait faire reculer, c’est bien le terroriste. (…)

Le plus haut magistrat de France, M. Aydalot, au terme d’une longue carrière tout entière consacrée à la justice et, pour la plupart de son activité, au parquet, disait qu’à la mesure de son hasardeuse application, la peine de mort lui était devenue, à lui magistrat, insupportable. Parce qu’aucun homme n’est totalement responsable, parce qu’aucune justice ne peut être absolument infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable. Pour ceux d’entre nous qui croient en Dieu, lui seul a le pouvoir de choisir l’heure de notre mort.

Pour tous les abolitionnistes, il est impossible de reconnaître à la justice des hommes ce pouvoir de mort parce qu’ils savent qu’elle est faillible.

Le choix qui s’offre à vos consciences est donc clair : ou notre société refuse une justice qui tue et accepte d’assumer, au nom de ses valeurs fondamentales – celles qui l’ont faite grande et respectée entre toutes – la vie de ceux qui font horreur, déments ou criminels ou les deux à la fois, et c’est le choix de l’abolition ; ou cette société croit, en dépit de l’expérience des siècles, faire disparaître le crime avec le criminel, et c’est l’élimination.

Cette justice d’élimination cette justice d’angoisse et de mort, décidée avec sa marge de hasard, nous la refusons. Nous la refusons parce qu’elle est pour nous l’anti-justice, parce qu’elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de l’humanité. (…)

Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées.À cet instant plus qu’à aucun autre, j’ai le sentiment d’assumer mon ministère, au sens ancien, au sens noble, le plus noble qui soit, c’est-à-dire au sens de « service ». Demain, vous voterez l’abolition de la peine de mort. Législateur français, de tout mon cœur, je vous en remercie.

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