Augmentation des coûts de production, manque d’attractivité des métiers : la compétitivité française sur le marché du médicament s’effrite. Face au risque de développement de « déserts sanitaires », il convient de refonder notre modèle, entre prix plus attractifs, viabilité économique et disponibilité des produits. C’est la conclusion d’un colloque organisé le 1er mars au Sénat.
À l’heure où l’Inde et la Chine fournissent 80% des principes actifs nécessaires à la fabrication de médicaments à l’échelle mondiale, la pandémie de Covid-19 a révélé implacablement notre dépendance. L’enjeu de la souveraineté sanitaire de notre pays et de l’Europe désigne donc bien un enjeu structurant. C’est ce véritable défi qui était au cœur du colloque organisé le 1er mars au Sénat, à l’invitation du sénateur Xavier Iacovelli, vice-président de la commission des Affaires sociales.
Avec, comme base de ce débat, une interrogation évidente : comment en est-on arrivé là ? Pour Bruce Vielle, CEO du groupe Synerlab, sous-traitant pharmaceutique et leader européen sur ses marchés de niches, la réponse intègre notamment la baisse constatée ces dernières années des « vocations » pour les métiers de l’industrie. Résultat : une image dégradée, des talents qui privilégient d’autres orientations, l’ensemble contribuant à pousser les grands groupes à délocaliser. Mais, facteur plus décisif, la question du prix. Pour le patron de Synerlab, la pression des coûts n’a cessé de s’intensifier au fil du temps, condamnant de fait les acteurs du secteur à produire certains médicaments à perte.
C’est ce paradoxe édifiant que pointait sur le sujet, un rapport du Sénat publié en juillet 2023. Ses auteurs estimaient ainsi que « le corollaire d’abandonner la recherche permanente du prix le plus bas, qui a démontré qu’elle nous rend particulièrement vulnérables, sera vraisemblablement l’acceptation d’un prix à payer pour retrouver une certaine souveraineté ».
Prolongeant un tel diagnostic, Philippe Gouet, Président du Conseil départemental du Loir-et-Cher et du groupe Santé de l’Association « Départements de France » souligne que nous payons les conséquences d’une approche strictement comptable de notre politique sanitaire depuis de (trop) nombreuses années : Objectif National des Dépenses d’Assurance Maladie (ONDAM) chroniquement sous-évalué, baisse du nombre de médecins formés… Autant de choix qui impactent aujourd’hui la force de notre système de santé.
Dans ces conditions, le débat a pu faire émerger plusieurs pistes très opérationnelles, s’inscrivant pleinement dans le contexte actuel. En effet, depuis deux ans se multiplient des pénuries de médicaments. Afin d’y répondre, le gouvernement a annoncé le 3 septembre dernier, l’augmentation des prix, les laboratoires s’engageant en contrepartie à fournir des stocks suffisants du médicament.
Pour Jérôme Wirotius, directeur général de Biogaran, laboratoire français spécialisé dans la production de médicaments génériques, cette prise de conscience est salutaire, confirmant clairement un lien étroit entre prix, viabilité économique, disponibilité des produits et souveraineté.
Ainsi, il rappelle que là où la demande d’Amoxicilline (l’antibiotique le plus prescrit en France) s’établissait à 59,6 millions de boites en 2022, l’industrie pharmaceutique en a fournies 61,7. Comment expliquer, dès lors, que nos concitoyens aient pu – et puissent encore – éprouver de sérieuses difficultés à se fournir ? Tout simplement parce que 10% des pharmacies concentraient environ la moitié de cette production. En clair, une offre globalement à la mesure des besoins mais une répartition défaillante, source de ruptures sévères par endroits.
Face à un tel constat, Sara Dalmasso, vice-présidente et directrice générale d’Omnicell met l’accent sur l’apport du numérique sur la gestion des stocks. Depuis 1992, ce groupe fournit des solutions de transformation des pharmacies, hôpitaux et autres établissements de santé. Son approche de la pharmacie autonome mêle automatisation, intelligence artificielle et innovations technologiques, afin d’améliorer le pilotage des médicaments et de l’approvisionnement, dans le continuum des soins.
L’enjeu d’une gestion rationalisée s’inscrit pleinement, on le voit, au cœur du défi d’une souveraineté reconquise, pouvant d’ailleurs suggérer d’autres hypothèses, telle la dispensation à l’unité de certains médicaments, qui limiterait le gaspillage et l’accumulation de boites dans l’armoire à pharmacie des Français…
Bruce Vielle introduit une autre idée : la souveraineté sanitaire de la France dépend aussi de sa capacité à produire sur place des produits à haute valeur ajoutée, reflets d’une vraie expertise « made in France » et plus difficilement délocalisables. C’est ce qui caractérise le positionnement d’un groupe comme Synerlab dont l’offre, très diversifiée, intègre par exemple des sprays et collyres sans conservateur ou un procédé unique de lyophilisation (processus sophistiqué de séchage à basse température permettant d’extraire l’eau d’un produit afin de le rendre plus stable).
Constat unanime : c’est bien une évolution profonde de notre modèle qu’il convient de favoriser. Pour Philippe Gouet, il est notamment essentiel de former à nouveau des professionnels en France et de rendre plus attractifs les débouchés qui s’ouvrent à eux. A l’inverse, des menaces d’ores et déjà perceptibles viendraient altérer davantage notre dispositif sanitaire. Selon lui, en effet, après les « déserts médicaux » que connaissent trop bien les élus territoriaux, c’est le spectre de « déserts pharmaceutiques » qui risque de se dessiner.
Autre conviction partagée, c’est à l’échelle de l’Europe qu’il faudra élaborer de nouvelles réponses, la question du prix, en particulier, concernant l’ensemble de l’industrie pharmaceutique du Vieux Continent : ainsi, certaines molécules qui y sont produites ne sont désormais distribuées qu’à l’extérieur de ses frontières, compte tenu de tarifs trop élevés sur le marché européen ! A Bruxelles, la perspective d’une « Union européenne de la Santé » chemine, visant à renforcer la coopération entre les États et à mieux anticiper la réponse globale à de nouvelles pandémies.
Concluant ce colloque, le sénateur Iacovelli en a souligné la densité ainsi que la richesse des solutions mises en exergue. Pour lui, malgré des avancées indéniables, le chemin à parcourir impliquera nécessairement un « changement culturel » significatif, mêlant pédagogie, transparence accrue et nouvelles pratiques.